L’avenir du Groupement Féminin de Développement Agricole à l’épreuve des changements climatiques et l’incertitude des politiques publiques
Houda Mazhoud , Safa Mogaadi, Arij Ferjani1
Ce papier a été réalisé grâce au soutien financier de Akina Mama Wa Afrika dans le cadre du programme VCA et a reçu le soutien de l’Association de protection de l’environnement et du developpement durable de Bizerte (APEDDUB). Les auteures tiennent à remercier Dr Najwa Bouraoui, la présidente de l’association, pour son soutien et ses encouragements. Nos vifs remerciements sont adressés également aux évaluateurs pour leurs commentaires précieux et leurs critiques pertinentes.
Contexte général
En Afrique, les femmes jouent un rôle central dans le secteur agricole du continent. Elles constituent l’épine dorsale du secteur.En effet, elle représente 52% de la population totale (Banque Mondiale, 2022) et produisent également de 60% à 80% de l’alimentation du continent (Nijobe 2015).[1]
En Tunisie, tout comme dans d’autres nations africaines, la femme rurale représente un pilier fondamental de l’économie domestique, jouant un rôle crucial dans la garantie de la sécurité alimentaire et la promotion du développement durable.
Ainsi, Selon le ministère de l’Agriculture des Ressources Hydrauliques et de la Pêche Maritime, les femmes en milieu rural représentent 35% du nombre total des femmes. Elles jouent un rôle crucial dans le secteur agricole et la production alimentaire (FAO,2011)[2]. En effet, les femmes rurales représentent 58 % de la main d’œuvre dont 17 % sont employées dans le secteur agricole (Onagri,2016)[3]. Elles s’occupent de tâches productives : telles que le travail agricole dans les champs, l’élevage de bétail sur l’exploitation familiale, la transformation des plantes pharmaceutiques, de même que la transformation et la commercialisation des produits agricoles (confiture, huiles essentielles, etc.) sur les marchés.
Toutefois, les femmes en milieu rural demeurent souvent exclues de l’économie marchand. Cette situation engendre ainsi des défis croissants en matière d’égalité des genres. Ces enjeux se manifestent particulièrement par des disparités dans l’accès à la terre, aux ressources, à la formation et aux mécanismes de financement.
D’après la FAO, dans les pays en développement, les rendements agricoles faibles sont largement dus au fait que les femmes n’ont qu’un accès limité aux ressources nécessaires à la production agricole et ne peuvent pas tirer profit de toutes les opportunités offertes par ce secteur (FAO, 2011)[4].
Face à cette réalité, il devient impératif de promouvoir l’égalité des sexes et de valoriser le rôle prépondérant des femmes dans le domaine agricole. Ces initiatives sont essentielles pour améliorer les conditions de vie des femmes et pour favoriser un développement agricole durable en Tunisie.
De nombreux acteurs locaux de développement s’engagent activement dans l’amélioration des conditions de vie des femmes, parmi lesquels les Groupements Féminins de Développement Agricole (GFDA). Ces entités se consacrent spécifiquement aux femmes rurales et œuvrent à réduire les inégalités entre les femmes des zones rurales et celles des zones urbaines
Ces GFDA cherchent à conférer aux femmes rurales une plus grande autonomie financière et une me illeure maîtrise de leur gestion économique.Leur objectif principal est de soutenir et de motiver les femmes, à intérêt commun, à créer des activités génératrices de revenus afin de lutter contre la pauvreté et de favoriser le développement économique et social (Bacha, 2018)[5].
Néanmoins le fonctionnement des groupements de développement agricole est largement impactée par le changement climatique. En effet, la dégradation des ressources naturelles, induite par le changement climatique, impacte de manière significative les moyens de subsistance des femmes, étant donné leur plus grande dépendance au capital naturel pour assurer leur survie économique .
Ce policy brief est le fruit d’un travail collectif entre l’association (APEDDUB) et l’Observatoire de la souveraineté Alimentaire et de l’environnement, au décours des Journées De La Souveraineté Alimentaire Et De L’environnement (JOSAE).
Ce document consiste tout d’abord à decrire le fonctionnement du groupement féminin de developpement agricole « Oued Sbaihia » et les contraintes auquelles fait face ce groupement. De plus près comment les contraintes liées qui sont liées aux changements climatiques et la fragilité des politiques publiques ont influencé négativement sur le fonctionnement de ce GFDA et quels est l’impact de ces contraintes sur les femmes rurales dans la région et la population locale.
Pour mener ce travail nous avons procédé à un entretien direct avec Madame Aida la présidente de ce groupement féminin de developpement agricole.
Fonctionnement du Groupement féminins de développement agricole Oued Sbaihia
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Historique du groupement féminins de développement agricole ‘’Oued Sbaihia ‘’
Le GFDA d’Oued Sbaihia est une organisation non gouvernementale située dans le gouvernorat de Zaghouan. Ce groupement a été créé le 24 Mai 2002. Selon la déclaration de sa présidente , Oued Sbaihia est le premier GFDA qui a été créé en Tunisie pour promouvoir les femmes en milieu rural. La mise en place de ce groupement résultait d’une collaboration entre plusieurs entités, à savoir le Commissariat Régional au Développement Agricole (CRDA Zaghouan), la cellule d’accompagnement de la femme rurale de Zaghouan, l’Association ASSAD (Association Solidarité Assistance et Dialogue), une organisation dédiée au soutien de l’auto-développement, ainsi que le Centre de la Femme Arabe pour la Formation et la Recherche (CAWTAR).
Les principales missions de ce groupement sont : i) l’intégration de la femme rurale dans la vie sociale et économique à travers sa contribution au développement; ii) la mise en place d’activités génératrices de revenus via des projets de développement agricole et rural.et iv) l’amélioration du développement dans la région d’Oued Sbaihia.
À sa création, ce groupement comptait environ 30 membres adhérentes, non salariées et spécialisées dans la production de produits du terroir à base de blé ainsi que dans la distillation de plantes médicinales. Il disposait d’un atelier de production, d’une salle de réunion et d’une administration. Dans ce cadre, la présidente d’Oued Sbaihia a affirmé : « Lors de sa mise en place, le GFDA avait pour objectif la valorisation de la variété de blé ‘Mahmoudi’. »Ainsi Nous avons transformé des céréales en produits divers (couscous, borghol, bsissa, chorba…)[6].Ensuite, les femmes de ce GFDA s’orientent vers d’autres produits tels que La distillation des plantes médicinales et aromatiques , l’extraction des huiles et des eaux florales (thym, romarin, lentisque…), et le séchage des plantes médicinales (romarin, thym, basilic, genévrier …).
« Dans l’optique de renforcer les compétences de nos adhérentes, nous avons mis en place des formations couvrant divers domaines tels que les techniques de taille et de compostage, la communication, le renforcement des capacités, l’étude de projet et le marketing. Notre GFDA accueille également des étudiants pour des stages axés sur les produits du terroir. Par ailleurs, nous avons établi un partenariat avec ENACTUS INAT, ce qui nous a permis de remporter le premier prix lors de la compétition internationale des produits du terroir. Sur le plan commercial, nous sommes présents lors de foires régionales et nationales. À l’heure actuelle, nous travaillons activement à l’élaboration de notre propre label afin de commercialiser nos produits dans les grandes surfaces. »
2. Impact du GFDA ‘’Oued Sbaihia’’ sur les femmes rurales
L’enquête menée a révélé l’impact positif et notable du Groupement Féminin de Développement Agricole ‘Oued Sbaihia’ sur ses adhérentes ainsi que sur les communautés locales de la région de Zaghouan. Selon les déclarations de la présidente, cet impact s’est manifesté à trois niveaux principaux
2.1. Impact économique du GFDA sur les adhérentes
Ce groupement a pleinement démontré son efficacité dans le renforcement de l’autonomisation de ses adhérentes, en favorisant une augmentation des revenus des femmes rurales et en initiant la création d’activités génératrices de revenus.Ainsi, la présidente de ce groupement a raporté que « avec la création du GFDA, les adhérentes sont devenues plus autonomes sur le plan économique, les rapports hommes-femmes commencent à se modifier dans les familles. En effet, je suis mariée, j’ai une fille et deux garçons. J’ai appris le métier de transformation des produits céréaliers de ma mère Mabrouka qui a été un membre fondateur de ce GFDA et je gagne environ 500 dinars par mois. Je n’ai plus besoin de demander de l’argent de mon mari si je veux faire un achat pour moi-même ou ma fille ». Dans le même contexte, la présidente de ce GFDA a affirmé aussi que « La création du GFDA a beaucoup contribué à améliorer le bien-être quotidien et les perspectives d’emploi des femmes dans la région. En effet, les formations dispensées par le GFDA ont permis aux adhérentes d’acquérir de nouvelles qualifications dans des domaines comme l’extraction des huiles essentielles et la transformation des produits céréaliers. Ceci a permis d’alléger la charge des femmes dans leur foyer et a ouvert des perspectives d’emploi rémunéré».
2.2. Impact social du GFDA sur les adhérentes
En plus de son impact économique, l’intégration des femmes à ces groupements a contribué fortement dans l’évolution de leurs conditions sociales, notamment en milieu rural. En effet selon la déclaration de la présidente de ce GFDA, l’adhésion des femmes au groupement féminin de développement agricole ‘Oued Sbaihia’ a contribué à l’accumulation d’un capital social et ce à travers le travail collective et l’organisation des réunions régulières permettant d’élargir leur réseau. Cela est reflété dans la citation suivante reprise de la présidente de ce GFDA « les femmes dans notre région pratiquent beaucoup d’activités génératrices de revenus mais celles-ci n’ont accès ni à la formation, ni au financement ou aux équipements. Pour surmonter ces obstacles, beaucoup d’entre elles ont intégré le GFDA ‘Oued Sbaihia’. Elles ont découvert que le travail collectif, en groupes ou en réseau, était particulièrement efficace pour avoir accès aux moyens et aux services dont elles avaient besoin pour élargir leurs horizons et s’insérer dans leur collectivité ». Suite à l’échange avec la présidente nous avons constaté aussi que le GFDA fournit un espace social convivial qui permet de favoriser les interactions et le développement des relations entre les femmes. Dans ce contexte la présidente a déclaré
« Nos échanges et le partage de nos émotions renforcent notre solidarité en tant que femmes membres. Nous partageons toutes le même objectif : améliorer notre situation et atteindre notre bien-être. Nous sommes membres du GFDA depuis longtemps, ayant partagé tant les moments de joie que de tristesse. Nous sommes toujours là pour nous aider mutuellement lorsque l’une d’entre nous en a besoin.«
Une Approche Don Quichotesque face aux Défis Climatiques et à l’Incertitude des Politiques Publiques :
Le GFDA d’oued Sbaihia a constitué une opportunité pour soutenir les femmes rurales et la communauté locale dans cette région. Cependant, cette structure fait face à des contraintes liées aux changements climatiques et à des defaillance institutionelles qui entravent son succès.
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Contraintes liées aux changements climatiques
Selon la déclaration de la présidente de GFDA oued Sbaihia, le fonctionnement de ce groupement est largement impacté par le changement climatique. En effet, l’activité principale de ce groupement est la transformation et la valorisation des produits céréaliers issus de la variété du blé « Mahmoudi ». L’élévation des températures et la raréfaction des précipitations ont profondément affecté la production céréalière dans cette région. Cet impact se manifeste par une diminution de la matière première et une hausse des prix, affectant ainsi de manière significative le fonctionnement du GFDA et les moyens de subsistance des adhérentes.Par ailleurs, les changements climatiques ont fortement affecté le capital naturel, notamment les plantes forestières, dans la région d’Oued Sbaihia. Cette situation a une incidence particulière sur les adhérentes, qui dépendent davantage du capital naturel pour assurer leurs moyens de subsistance.
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Contraintes institutionnelles
Malgre son role crucial comme l’amélioration des conditions de vie des femmes rurales dans la région et de la communauté locale à travers les activités génératrices de revenu, la fourniture du matériel et la participation à des formations pour apprendre l’extraction des huiles ou la transformation des produits agricoles, ces atouts sont toutefois contrebalancés par des faiblesses intentionnelles importante. Par conséquent, l’analyse des résultats provenant de l’entretien avec le GFDA confirme que les principales difficultés entravant le fonctionnement de ce groupement sont un cadre juridique ambigu et des problèmes de gouvernance. Ainsi la presidente de ce GFDA a affirmé :
« nous avons perdu notre produit à cause du cadre juridique du GFDA. En effet, notre groupement souffre d’un accès limité au financement car selon le décret n°99-1819 du 23 Août 1999[7], les GDA n’ont pas les droits d’exercer des activités à caractère commercial, contrairement aux Sociétés Mutuelles de Services Agricoles (SMSA). Dans le but de commercialiser nos produits, nous avons initié un partenariat avec la SMSA ‘Lella Kmar Elbaya’. L’objectif de cette collaboration est de valoriser les produits issus de la variété du blé Mahmoudi et de les commercialiser sous l’égide du GFDA. Dans ce contexte, la présidente de Lella Kmar Elbaya nous a assuré que la SMSA nous assistera dans la création de notre propre label et dans la conception d’un emballage de qualité. De plus, elle nous soutiendra dans notre participation à des foires internationales afin de promouvoir et commercialiser nos produits. À partir de 2017, une opacité croissante s’est installée dans les relations entre le GFDA et la SMSA Lella Kmar. Nous avons été tenus à l’écart des initiatives internes de la SMSA et de la commercialisation de nos produits sous l’égide de cette dernière. Par conséquent, nous avons perdu l’ensemble de nos produits issus de la variété Mahmoudi. Bien que nous ayons soumis des demandes via le CRDA pour récupérer nos produits, nous n’avons malheureusement pas obtenu de réponses. Cette situation est exacerbée par les impacts du changement climatique et un manque de ressources financières, rendant notre GFDA dysfonctionnel. »
Suggestions proposées
Pour remédier à la situation précaire du GFDA Oued Sbaihia, Madame Aida, la présidente, nous suggère les actions suivantes :
- Engager des discussions avec les décideurs publics au niveau du gouvernorat de Zaghouan afin d’intervenir et de résoudre les conflits entre le GFDA et la SMSA.
- Collaborer avec les chercheurs pour explorer les opportunités d’intégration dans des projets de recherche, visant à obtenir des ressources financières minimales pour la commercialisation de nos produits.
- Soutenir les adhérents des GDA dans l’accès aux subventions et faciliter la création de bassins de collecte d’eau pour soutenir les activités du GFDA.
En outre, la culture du blé est largement impactée par les aléas climatiques dans la région de Zaghouan. Pour cultiver du blé et atténuer l’impact du CC, il est indispensable d’irriguer le blé. Pour ce faire, nous avons besoin d’un appui institutionnel et financier pour créer des puits de surface et installer un matériel d’économie d’eau pour irriguer les céréales.
Recommandations
Le Ministère de l’Agriculture des Ressources Hydrauliques et de la Pêche Maritime, en partenariat avec d’autres entités publiques telles que le CRDA et le bureau d’appui à la femme rurale, devrait envisager une révision du décret n° 99-1819 du 23 août 1999. Cette initiative vise à renforcer et promouvoir les groupements féminins de développement agricole, tout en facilitant la commercialisation des produits par les adhérentes .
Le Ministère de la Famille, de la Femme, de l’Enfance et des Personnes Âgées, en collaboration avec le Ministère de l’Agriculture, le bureau d’appui à la femme rurale et le Ministère de l’Environnement, devrait intégrer la dimension de genre dans les plans nationaux dédiés à l’adaptation aux changements climatiques et à l’atténuation de leurs impacts. Cette démarche vise à renforcer l’autonomisation des femmes, notamment celles vivant en milieu rural.
[1] Njobe, B., & Kaaria, S. (2015). Les femmes et l’agriculture Le potentiel inexploité dans la vague de transformation.
[2] https://www.fao.org/3/i2050f/i2050f02.pdf
[3] http://www.onagri.nat.tn/uploads/Etudes/160314_Tunisie_referentiel%20agriculture%20durable_web.pdf
[4] https://www.fao.org/3/i2050f/i2050f02.pdf
[5] Bacha A. 2018. Les problèmes de fonctionnement et d’organisation des Groupements Féminins de Développement Agricole et leurs répercutions sur la rentabilité des exploitations agricoles dans les périmètres irrigués de Nadhour. Projet de Fin d’Etudes, Licence Appliquée en Gestion des Entreprises Agricoles, Ecole Supérieure de l’Agriculture de Mograne. Université de Carthage, Tunisie.
[6] Couscous : plat du Maghreb constitué de cette semoule servie avec de la viande, des légumes et du bouillon ;
Borghel : est un produit élaboré à partir du blé dur débarrassé du son qui l’enveloppe, précuit à la vapeur, séché et enfin concassé.
Bsissa : est un mets originaire du Maghreb, plus précisément de Tunisie et de Libye. Sommaire
Chorba : Soupe traditionnelle originaire du Maghreb et répandue dans le monde arabe
[7] https://cdn.nawaat.org/wp-content/uploads/2015/04/GDA-decret-1819-1999-fr.pdf
Notes :