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De La Construction De La Dépendance Alimentaire en Tunisie
Habib Ayeb
Résumé
La Tunisie dépend, comme beaucoup d’autres pays du Sud, des pays du Nord pour assurer la nourriture de sa population dont le nombre total est d’environ 12 millions d’habitants. Globalement, le pays importe plus de 50 % de ses besoins alimentaires alors même qu’il ne manque ni de sols agricoles fertiles, ni de ressources hydrauliques exploitables, ni encore de compétences et de savoir-faire(s) locaux en matières de productions agricoles et de gestion des ressources naturelles. Paradoxalement, si la dépendance alimentaire et flagrante, la Tunisie n’en est pas moins un pays exportateur de produits agricoles diverses, comme l’huile d’olive (2ème exportateur mondial), les agrumes, les dates et les légumes hors saison… On est donc face à une situation de dépendance alimentaire structurelle que les conditions « naturelles » (climats, nature des sols, manque de ressources agricoles, etc.) ne peuvent expliquer ou alors très partiellement.
Cet article vise à montrer comment la dépendance alimentaire a été volontairement mise en place et développée (produite) depuis le début de l’époque coloniale (fin du XIXème siècle).
I – La dépendance alimentaire de la Tunisie : Un couscous sur deux est « produit » à l’étranger.
Les Chiffres de la dépendance alimentaire : Exporter pour importer
La crise alimentaire mondiale de 2007 et 2008 a eu le mérite de montrer l’aberration des politiques, dites des avantages comparatifs, et les risques graves auxquels s’exposent les pays qui les suivent, dont la Tunisie. La rapidité exceptionnelle de la hausse des prix mondiaux s’est traduite par une très forte augmentation des coûts des importations alimentaires. Aussi, les coûts des importations des céréales ont pratiquement triplé entre 2006 et 2008, passant de 599 MD (Millions de Dinars) à 1438 MD (Akari et Jouili, 2010, 4–5). Pour faire face à la hausse vertigineuse des prix des produits alimentaires, la Tunisie a du réduire les importations et les subventions des produits alimentaires de manières directes ou déguisées. Le gouvernement avait interdit de vendre le pain subventionné (le gros pain) au-delà d’une certaine heure à partir de laquelle seul le pain non subventionné (baguettes…) pouvait être produit et vendu à toute heure de la journée. Ne pouvant jouer sur les prix, au risque de provoquer des mouvements sociaux qui rappellent les émeutes du pain de janvier 1984 (voir plus loin), le pouvoir a préféré jouer sur le volume global de farine subventionnée, passant de la gestion de la demande à celle de l’offre. Il reste à mentionner que les politiques des prix et des subventions sont prioritairement en faveur des populations urbaines et principalement les consommateurs urbains aisés. Selon les produits alimentaires concernés, on constate qu’environ 12 à 14 % des subventions bénéficient aux couches populaires contre 85 à 90 % au profit des consommateurs les plus aisés.
D’après les derniers chiffres disponibles, les besoins annuels en blé (dur et tendre), « y compris les prélèvements des agriculteurs sur leur propre production pour les semences, et un stock stratégique de report de fin d’année couvrant environ les besoins de 90 jours de consommation, (sont) de 2,7 millions de tonnes en moyenne » par an (El Kadhi et al., 2014, 5–6). Globalement, 55 % des céréales consommées en Tunisie (25 % pour le blé dur) sont importés de l’étranger.
Après les céréales, les huiles végétales constituent le second poste d’importations alimentaires avec en moyenne 20 à 24 % de l’ensemble des importations alimentaires. Par ailleurs, il faut rappeler que la Tunisie est le deuxième producteur mondial et l’un des tous premiers exportateurs mondiaux d’huiles d’olives. Pourtant, dans la logique de l’export/import pour assurer la sécurité alimentaire nationale, les décideurs préfèrent exporter vers l’étranger l’huile d’olive produite localement et importer d’autres huiles (souvent appelées zeit elhakem ou l’huile du gouvernement) de qualités nutritives et gustatives très médiocres et vraisemblablement pas étrangères aux divers problèmes de santé que connaît le pays (obésité, cholestérol, etc.,). Si les consommateurs aisés peuvent toujours consommer de l’huile d’olive, dont le prix est inaccessible aux couches modestes de la population, les plus démunies se rabattent sur le zeit elhakem, certes la moins chère du marché mais dont on ignore totalement la composition, les origines et les qualités…
L’agriculture dans l’économie et le marché de l’emploi
Selon les données de l’INS, la part moyenne de l’autoconsommation de produits alimentaires d’une exploitation agricole est passée de 25,5 en % 1975 à 2,5 % seulement en 2000 pour les céréales, de 42,7 % à 15,1 % pour le lait, de 19,1 % à 4,4 % pour les viandes, de 37.8 % à 29,3 % pour l’huile d’olive, de 9,7 % à 4 % pour les légumes frais et, enfin, de 15 % à 2,4 % pour les fruits (Jouili, 2008, 109). Évidemment, l’évolution des modes de consommation se traduit par des hausses ou des baisses de la consommation de tels ou tels produits alimentaires. Ainsi, il semblerait que la consommation de céréales en Tunisie aurait baissé de 576 grammes par personne et par jour en 1980 à 494 g/personne/j en 2000. Mais, signe inquiétant, on constate une hausse importante de la consommation des produits d’origines animales et particulièrement des viandes et des produits laitiers (Ati et al., 2005, 22).
Certes, comme les statistiques disponibles le prouvent clairement, la place de l’agriculture dans l’économie (PIB et emploi) se rétrécit de plus en plus. Toutefois ces conclusions techniquement vérifiables ne tiennent pas en considération le fait qu’une grande partie de l’activité agricole reste très informelle et n’est donc pas intégrée dans les mesures statistiques « conventionnelles ». Ainsi, il serait trop « rapide » de se fier aux seules données officielles alors qu’on sait le travail agricole saisonnier et journalier n’est jamais déclaré ou alors très exceptionnellement. Une autre précaution s’impose du fait que jamais un recensement agricole n’a été organisé en Tunisie. Ainsi, toutes les données disponibles concernant le foncier, le nombre d’exploitations agricoles et le travail agricole ne sont que de simples extrapolations des résultats d’enquêtes sur les structures des exploitations agricoles organisées tous les dix ans (1961/62, 1994/95 et 2004/05). Ceci impose un certain nombre de précautions méthodologiques indispensable.
Ceci étant rappelé et précisé, les statistiques disponibles indiquent que la participation de l’agriculture au PIB n’a pas dépassé les 9,2 % en 2016, alors qu’elle était de 20 % en 1960, 17,03 % en 1970, 14,13 en 1980, 14 % en 1990 et 10.01 % en 2000, 7.54 % in 2010 et 10.20 in 2015 (Gana 2012, 2-3 ; Elloumi 2006, 11). Ce recul de la participation de l’agriculture au PIB s’est logiquement accompagné par le déclin de l’emploi dans l’agriculture (par rapport aux autres secteurs économiques) depuis le milieu des années 1970 : De 37.24 % en 1975 à 33.36 % en 1980, 17.57 % en 2010, 15.3 % en 2013 et 14,9 % en 2018i.
II – Presque un Siècle et Demi de politiques agricoles pour la dépendance alimentaire
La situation de dépendance alimentaire de la Tunisie ne date pas d’hier. Elle date du milieu et dans un certain sens du début de la colonisation qui a commencé en 1881. Toutes fois elle s’est progressivement consolidée avant d’aboutir à la situation actuelle. Deux étapes différentes marquent ce long processus de « construction » de la dépendance alimentaire : 1) Les politiques agricoles coloniales mises en place à travers la dépossession foncière au profit des colons, la spécialisation agricole régionale qui vise des productions demandées sur le marché français et européen et, en fin, la modernisation technique ou la mécanisation qui visait à la fois l’intensification, l’écoulement des production industrielle française et le remplacement progressive de la main d’œuvre locale. 2) Les politiques postcoloniales : la réforme du foncier agricole, la révolution verte, l’élargissement de l’irrigation, l’expérience catastrophiques des coopérative et évidemment l’orientation néolibérale des politiques agricoles inaugurées par l’adoption des programme d’ajustements structurelles agricoles (PASA).
La colonisation française est une colonisation foncière : naissance de l’agriculture capitaliste
Ainsi, le développement de la grande exploitation moderne avait débuté dès le début de la période coloniale avec l’accaparement des meilleures terres par le pouvoir colonial au profit des colons français et européens encouragés par des lois et des garanties « protectrices » ainsi que par des facilités et des aides administratives, juridiques et financières très favorables. En 1885, soit 4 ans après l’occupation, le pouvoir colonial a adoptée une réforme foncière qui a créée le cadastre et facilité la privatisation légale de la terre agricole (la loi immobilière) (Poncet, 1962) et son appropriation individuelle par des colons européens. Ainsi, de grandes superficies des meilleures terres agricoles avaient été transformées en grandes exploitations coloniales capitalistes. La mécanisation, à grandes échelles, intervenue dès le début des années 1920 a fortement consolidé les dimensions capitalistes de ces exploitations. Ainsi se constitue en Tunisie sur la base du capital colonial un secteur agricole productif autour de trois cultures principales : l’huile d’olive dans le centre et le sud, la vigne pour la production du vin dans le nord-est et les céréales dans le nord-ouest.
Par ailleurs, la crise économique des années 1930 marquera aussi profondément le secteur agricole colonial en Tunisie, par le fait même qu’elle a inauguré une période de recrudescence des difficultés pour l’ensemble de l’économie coloniale en Tunisie. On pourrait même considérer, à juste titre, que cette crise a structurellement accéléré les processus complexes de dépossession massive de la petite paysannerie au profit des grands exploitants, étrangers et tunisiens. Par conséquent, pendant cette période le pays a connu de forts processus d’appauvrissement et de paupérisation de la petite et de la moyenne paysannerie induits par des difficultés accrues d’accès aux ressources et aux moyens de production et par le rétrécissement du marché de l’emploi (Mahjoub, A., 1987, 97). Ces processus complexes de dépossessions, appauvrissement, marginalisation… connaîtront une relance remarquable à partir de l’indépendance en 1956.
Politiques agricoles postcoloniales : le projet « moderniste » de Bourguiba adopte le modèle colonial
Au lendemain de l’indépendance, le paysage foncier (carte foncière de la Tunisie) était dominé par deux grands modèles d’exploitations agricoles. Les grandes exploitations coloniales (800.000 hectares environ) ou « tunisiennes » et les petites et moyennes exploitations paysannes. Il y avait aussi les terres communautaires (collectives) particulièrement dans la Tunisie aride, généralement dédiées aux parcours qui couvraient environ deux millions d’hectares répartis sur plusieurs régions, notamment les régions du centre et du sud. En septembre 1957 et juillet 1959, le régime foncier des terres collectives fut bouleversé et ses terres « communautaires » seront désormais ouvertes à l’appropriation privée.
En 1964 (12 mai), l’ensemble des terres agricoles « coloniales » furent nationalisées et ajoutées au domaine de l’État (Gachet, 1987, Hopkins, 1990) au lieu d’être rendues à leurs anciens propriétaires. Ainsi, à partir de cette date, « le domaine de l’Etat englobait presque toutes les terres qui lui sont revenues de la suppression des habous publics ainsi que les quelques 750.000 hectares auparavant propriétés de colons étrangers (Français, Italiens, Anglo-Maltais, Belges, Suisses, Américains). Toutefois une partie des terres coloniales furent « achetées » par des propriétaires privés (souvent des notables locaux, des membres influents du parti destourien et anciens compagnons de Bourguiba pendant la lutte pour l’indépendance, des commerçants et des professions libérales).
Par ailleurs, les réformes foncières avaient pour objectif de mobiliser de nouvelles ressources financières au profit des autres secteurs économiques, dont le secteur industriel que le nouveau pouvoir ambitionnait de développer. Ce transfert était considéré comme indispensable au financement d’une politique de développement basé sur l’industrialisation et la production des biens substituables aux importations.
L’expérience dramatique de la collectivisation : l’objectif de la modernité justifie la dépossession comme moyen
Sur plus de 120 ans de politiques agricoles « libérales » et néolibérales une courte période d’à peine quelques années pendant la décennie 1960, la politique agricole va connaître une période de collectivisation sur le modèle des kolkhozes soviétiques qui a profondément traumatisé le monde paysan, durablement fragilisé l’agriculture familiale paysanne et, par conséquence, lourdement aggravé la dépendance alimentaire du pays. Mais la conséquence la plus lourde a surtout été le fait d’avoir, objectivement, préparé le terrain à une offensive idéologique libérale et à plus de 50 ans de politiques agricoles néolibérales de plus en plus agressives et anti-paysannes, souvent justifiées par l’échec de l’expérience « socialiste ». Ainsi la décennie 1960 – 1970, qui a vu se développer ce qu’on appelle désormais l’expérience socialiste, collectiviste ou encore coopérativiste, a marqué une étape cruciale et déterminante des processus de déstructuration des systèmes fonciers. Voulue par les décideurs de l’époque, « guidés » par Ahmad Ben Salah, comme la décennie du « développement dirigé et planifié », imposé par l’État à l’ensemble du pays, cette étape aboutira à la dépossession massive de la petite et la moyenne paysannerie de leurs ressources locales au profit des grands propriétaires et, paradoxalement, à la libéralisation économique de l’ensemble des secteurs, dont l’agriculture.
Ainsi, des dizaines de milliers de petits et moyens paysans ont été dépossédés de leurs terres et de leurs moyens de productions et obligés d’intégrer les coopératives et de contribuer à leur formation par la terre et la force de travail, à peine rémunérée sur la base du salariat agricole. En 1969 on comptait 370.000 coopératives et 37.000 membres sur une surface totale dépassant les 600.000 hectares. Le résultat de la collectivisation fut dramatiques pour les –centaines de- milliers de paysans qui ont été dépossédés de leurs moyens de production et de sécurité alimentaire, même minimale (Poncet, 1970). Beaucoup sont « allés alimenter les chantiers de lutte contre le sous-développement mais aussi l’exode rural et le flot migratoire qui commencèrent à croître au cours des années 1965-1969 » (Gachet, 1987, 160).
La libéralisation totale de la politique agricole tunisienne : La revanche des grands propriétaires et des élites libérales
Logiquement, loin d’avoir atténué les effets désastreux de la collectivisation, la remise en cause et l’abandon définitif du projet initié et mis en place par Ben Salah, remplacé par un projet de libéralisation économique large et accélérée, n’a fait qu’accélérer les dynamiques de marginalisation massive des populations rurales et agricoles.
Ce changement de stratégie alimentaire matérialisé « idéologiquement » par le passage de l’autosuffisance alimentaire à la sécurité alimentaire va apparaître dans les textes officiels et notamment dans les plans quinquennaux, dès le milieu des années 1980. Ainsi, dans le Vème plan (1977-1981) on peut lire que : « l’objectif assigné au secteur de l’agriculture et de la pêche est d’atteindre à l’horizon 1981 l’autosuffisance alimentaire matérialisée par l’équilibre de la balance commerciale des produits alimentaires ». Le VIIème plan (1987-1991) inscrit clairement la politique agricole dans le nouvel objectif de sécurité alimentaire : « Les performances du secteur céréalier ne peuvent passer inaperçues compte tenu de l’importance de ce secteur au niveau de la sécurité alimentaire du pays » (Khaldi and Naïli, 1995, 94).
Quand en décembre 1983, le gouvernement tunisien, a décidé d’une série de mesures libéralisant la commercialisation de nombreux produits et réduisant très sérieusement plusieurs catégories de subventions, les prix de plusieurs produits alimentaires ont brutalement augmenté faisant passer le prix du pain (700 grammes) de 0,080 dinars à 0,170 dinars (de 80 à 170 millimes) et celui de la semoule de 7,2 dinars à 13,5 dinars le sac de 50 kilogrammes. Très vite, des manifestations spontanées ont envahi les rues un peu partout dans le pays et se sont rapidement transformées en violents affrontement avec les forces de l’ordre. La bilan de la seule journée du 3 janvier 1984 a été dramatique : 60 morts et plus de 100 blessés. D’autres victimes ont été recensées pendant les jours suivant. Il a fallu attendre l’annulation le 6 janvier par Bourguiba des mesures à l’origine des hausses des prix des produits alimentaires pour que le calme revienne (Daoud, 2011 ; Bachta, 2011).
C’est donc sous la double pression de la rue, à l’intérieur, et des IFI à l’extérieur, que le pouvoir décide en 1986 d’opter pour un programme d’ajustement structurel (PAS) enclenchant la libéralisation rapide de tous les marchés, la dévaluation du dinar tunisien pour renforcer les capacités d’exports du pays, et une réduction progressive du soutien des prix avec l’objectif de l’éliminer définitivement à terme (Bachta, 2011, 11). Dans cette nouvelle politique d’ajustements structurels, le secteur agricole a fait l’objet d’un traitement spécifique avec le programme d’ajustement structurel agricole (PASA) (Jouili, 2008, 175) qui visait de rééquilibrer la balance commerciale agricole déficitaire, limiter l’augmentation des coûts de reproduction de la force de travail et stimuler la production agricole nationale à travers l’investissement public mais surtout privé et l’accroissement de la part de l’agriculture dans le total des investissements (Jouili, 2008, 188 ; Boughanmi, 1995, 128).
Les objectifs témoignent d’une relative constance : renforcer l’intégration du secteur agricole dans le tissu économique national, c’est-à-dire intensifier, diversifier, les liaisons avec les secteurs industriels en amont et en aval (il faut « industrialiser » l’agriculture comme il faut « urbaniser » la société rurale) ; assurer l’autosuffisance alimentaire, condition vitale de l’indépendance nationale ; contribuer à la création d’emplois valorisant au maximum les potentialités physiques et en particulier les ressources hydrauliques mobilisées à grand renfort d’investissement financés par l’État ; dégager des excédents exportables ; contribuer à un meilleur équilibre régional et social (Gachet, 1987, 154-155).
III – Dépendance alimentaire ; Injustices Foncières, Injustices Hydrauliques
Les Injustices Foncières ;
En Tunisie, comme ailleurs, la dépendance alimentaire, qui résulte d’un choix politique en faveur d’une agriculture intensive et moderne orientée vers l’export, se traduit sur le terrain par une dynamique spéculative du marché foncier relevant des processus d’accumulation par dépossession (Harvey, 2003). Du début de la colonisation jusqu’au lendemain de la chute de la dictature de Ben Ali, toutes les politiques suivies ont eu comme objectif principal de réduire progressivement dans les mains des familles paysannes, considérées comme une contrainte sociale et économique, et d’élargir la part de l’agrobusiness détenu par une nombre très réduit de grands propriétaires et investisseurs. En l’absence de recensements agricoles en Tunisie, les enquêtes réalisées tous les 10 ans depuis le début des années 1960 par le ministère de l’agriculture et des ressources hydrauliques (MARH) montrent la permanence de ces inégalités pendant les 6 dernières décennies. Les quelques chiffres qui suivent rendent compte de l’ampleur de l’injustice foncière et montrent un aspect (cause et effet) de la dépendance alimentaire de l’ensemble du pays.
– Le nombre de paysans ayant moins de 5 hectares à plus que doublé durant cette période en passant de 133.000 en 1961-62 à 251.000 en 1994-1995 et 281.000 en 2004-2005. Par contre la part de cette catégorie de la surface agricole n’a évolué que très modestement en passant de 318.000 hectares à 471.000 hectares et 556.000 hectares pour les trois dates successives.
– Si l’on prend la catégorie disposant de moins de 20 hectares, l’élément le plus important à souligner c’est l’évolution de la surface moyenne des exploitations qui est passée de 6,43 hectares par exploitant en 61-62 à 5,07 hectares en 94-95 et 4,93 hectares en 2004-2005, alors que le nombre total des exploitants relevant de cette catégorie a évolué de 270.000 en 61-62 à 461.400 en 2004-2005 en passant par 414.000 en 94-95.
– Au dessus de 20 hectares, la tendance globale est relativement homogène : un nombre plus faible, davantage de surfaces totales (aux mains de cette catégorie) et de superficies moyennes par exploitant. Globalement, il faut retenir que les exploitants et les producteurs agricoles ayant plus de 20 hectares ne représentent en 2004-2005 que 10,9 % du nombre total, toutes catégories confondues, mais disposent de 56,6 % de la surface agricole totale. En 1961-62, ils représentaient encore 17,1 % du ombre total avec 57 % de la superficie globale.
– Si l’on prend les deux extrêmes, il est significatif de noter que les ayant moins de 5 hectares en 2004-2005 représentent 54 % des exploitants et producteurs mais ne disposent que de 11 % de la terre agricole totale. En même temps ceux disposant de plus de 100 hectares constituent pour la même année 1 % du nombre total et disposent de 22 % de la surface agricole totale.
– A noter que la surface agricole moyenne disponible par habitant a chuté de moitié entre 1961-62 et 1994-95 en passant de 1,2 hectares à 0,6 hectares par habitant entre les deux dates. En 2004-2005, la moyenne à chuté plus modérément avec environ 0,5 hectare par habitant (MARH, 2006 ; Elloumi, 2006, 8).
L’eau, un objet de dépossession ; un moyen d’exclusion
Le 20ème siècle tunisien a été en quelque sorte le siècle de l’hydraulique dont le développement avait commencé par la période coloniale. Dès le début, les terres agricoles ayant un accès sur une source hydraulique, notamment le long de la Medjerda, ont été mises sous irrigation. Mais ce n’est qu’à partir des années 60 que l’élargissement des surfaces irriguées s’est sérieusement accéléré. Alors qu’elles ne couvraient qu’environ 65.000 hectares au moment de l’indépendance, les surfaces agricoles irriguées couvrent aujourd’hui un peu moins d’un demi million d’hectares (Dubois et al., 2012, 29).. Ainsi, la surface irriguée à été multipliée par plus de huit entre les années 1960 et aujourd’hui. C’est incontestablement un exploit et une victoire de l’expert, de l’ingénieur et d’une certaine modernité. Sur le plan écologique et social, les choses sont beaucoup moins évidentes. L’aspect le plus négatif est probablement le fait que les inégalités provoquées par les conditions financières et/ou matérielle (voire sociale) d’accès à l’eau d’irrigation (sans oublier l’eau potable) se sont ajoutées aux inégalités foncières évoquées ci-dessus et les ont aggravées.
Ainsi, la répartition par nombre et tailles d’exploitations des surfaces irriguées révèle aussi la forte inégalité devant l’accès à l’eau d’irrigation. Les exploitations irriguées comprises entre 10 et 50 Ha détiennent 33 % des superficies irriguées alors que les grandes exploitations de 100 Ha et plus en couvrent 15,9 %. Ainsi, les exploitations de plus de 10 Ha couvrent à elles seules pratiquement la moitié (48,9 %) des terres irriguées, alors que les exploitations de moins de 5 Ha (54 % du nombre total) ne couvrent que 16 % de la surface irriguée totale (MARH, 2006).
Ainsi, l’addition des injustices hydrauliques aux injustices foncières montrent très clairement le choix claire et assumé pour une agriculture capitaliste et intensive ouvertement orientée vers l’exportation des produits hors saisons et des primeurs (légumes, agrumes et autres fruits)ii et des produits particulièrement recherchés sur les marchés internationaux (particulièrement l’huile d’olive et les dattes, … ) qui demandent des quantités considérables d’eau.
En plus des multiples problèmes écologiques qu’il pose, dont l’usage intensif de pesticides et autres engrais chimiques et l’exploitation minière et extractiviste d’eaux d’irrigation, à l’origine de l’épuisement de la ressource et la salinisation des sols et des nappes…, ce modèle agricole capitaliste aggrave à la fois la dépendance alimentaire du pays et l’appauvrissement des populations rurales et paysannes. N’ayant aucune capacité d’influence sur le marche alimentaire mondial, le choix de la Tunisie d’opter pour une agriculture basée sur l’exportation est un simple abandon de sa souveraineté alimentaire et même de sa souveraineté politique. Les chiffres de la dépendance agricole et alimentaire dont certains sont indiqués ci-dessus le démontrent.
Par ailleurs, comme le montre l’exemple particulièrement parlant de la région de Sidi Bouzid, le développement de cette agriculture intensive basée sur l’irrigation et la production des primeurs ne se traduit par aucun développement social local. Entre 1980 et 2010-11, la région steppique et aride de Sidi Bouzid, située dans le centre-sud de la Tunisie, a reçu le plus grande part des investissements agricoles privés et publiques engloutissant des sommes d’argent colossales. Cette concentration des investissements dans cette région que l’Etat avait décidé d’en faire un pôle central de développement agricole basé sur l’utilisation des eaux souterraines a permis à Sidi Bouzid qui était au dernier rang à celui du premier producteur agricole du pays. Pourtant, sa classement par rapport aux taux de pauvreté n’a pas changé et elle se situe depuis des décennies parmi les 3 premières régions les plus pauvres du taux avec des taux de chaumage qui dépassent les 30 % de la population active. Sid Bouzid, d’où vient Mohamed Bouazizi qui s’est y immolé par le feu un certain 17 décembre 2011, déclenchant involontairement le compte à rebours de la dictature de Ben Ali, se nourrit encore grâce à des productions qui viennent d’autres régions du pays ou de l’étranger. Ce n’est pas le moindre lien entre cette dépendance alimentaire locale et l’issue fatale de celui qui est devenu le symbole (malgré lui) de la révolution tunisienne.
Conclusion
A ce stade de réflexion et de relecture des politiques agricoles de la Tunisie sur la longue période du début de la colonisation jusqu’à nous jours, il me semble très clair que, loin d’être une crise conjoncturelle induite par des évènements nationaux ou internationaux limités dans l’espace et le temps, la dépendance alimentaire est le résultat d’une politique volontariste de maintenir le secteur agricole dans une relation de dépendance totale et organique vis à vis du marché agricole global et du système alimentaire mondial dominé par les puissances agricoles et économiques industrielles. Cette construction de la dépendance alimentaire avait commencé avec le début de la colonisation (1881-1956) et s’est poursuivi depuis l’indépendance.
Le choix d’adopter le modèle colonial par l’Etat national est induit par le projet « moderniste » que portaient les leaders politiques de l’époque qui avaient pris « possession » du nouvel Etat postcolonial. C’est ainsi que Bourguiba, le premier président, déclarait au mois d’octobre 1964 que « … pour tirer de la terre ce qu’elle peut donner, il est nécessaire de mettre à profit les techniques modernes… l’exemple des anciens colons français est là pour nous édifier » (Gachet, 1987, 155). La référence est donnée et le modèle colonial sera maintenu et consolidé jusqu’à nos jours. La dépendance alimentaire du pays n’est autre que sa conséquence immédiate et la plus visible. Elle en est la conséquence objective et l’expression politique, sociale, économique et écologique. La souveraineté alimentaire ne sera possible qu’au prix de la rupture et de la déconnexion totale avec le système néocolonial.
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Notes
i Sources : INS : http://www.ins.nat.tn/fr/themes/emploi. Visité le 3 Mai 2019
ii J’ai personnellement eu l’occasion de goûter de la pastèque et du melon dans le sud tunisien à la fin du mois de mars 2019. Plus généralement, il n’est pas rare de voir dans les supermarchés en France au mois d’avril des raisins de table produits dans le sud tunisien.
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