Le 27 décembre 2019, un hôpital de Wuhan, capitale de la province du Hubei, informe le Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies (CCCPM), et la Commission nationale de la santé, de l’existence d’une pneumonie inconnue . Le 31 décembre, le centre de contrôle de Wuhan admet l’existence de cas de pneumonie inconnus liés au marché de gros de fruits de mer de Huanan. Après le déni et la sanction du médecin qui fut à l’origine de l’alerte dès le 30 décembre 2019, Li Wenliang, ainsi que de ses collègues qui avaient relayé l’information, l’épidémie est prise au sérieux. La Commission nationale de la santé (NHC) à Pékin, a dépêché immédiatement des experts à Wuhan. Le 8 janvier 2020, la cause de la pneumonie est identifiée comme étant un nouveau coronavirus. Des mesures ont été prises rapidement et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) s’en est d’autant plus félicitée que les autorités chinoises, contrairement à leur habitude, semblent avoir fait preuve de transparence quant à la gestion de ce qui va devenir une crise mondiale. En effet, l’épidémie se répand très vite atteignant l’Italie, puis la France, l’Espagne, l’Iran, plusieurs pays en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique, dont en particulier les États-Unis et le Canada. L’OMS a très rapidement déclaré que l’épidémie est devenue, en quelques semaines une pandémie mondiale faisant, depuis son apparition, en décembre 2019, au moins 19 246 morts dans le monde avec plus de 427 000 cas positifs recensés (selon la déclaration du secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (ONU) datée du 25 mars 2020) et nous n’en sommes qu’au début : depuis, le nombre des morts et des personnes atteintes ne cesse d’augmenter partout, et surtout aux États-Unis dont le gouvernement continue à se comporter avec la même irresponsabilité qu’à l’égard du réchauffement climatique et des autres catastrophes qui menacent la planète et l’humanité

UNE CATASTROPHE INSCRITE DANS LE RAPPORT ENTRE L’HUMAIN ET LA NATURE

La pandémie qu’affronte aujourd’hui la planète s’inscrit dans la logique de la tournure catastrophique prise par la volonté prométhéenne de dominer le monde annoncée à l’aube des temps modernes par Descartes dans son Discours de la méthode ( VIe partie) où on peut lire que la raison et ses exploits dans les différents domaines des savoirs et de la technique, vont permettre « de nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Martin Heidegger, tout en considérant que Descartes est responsable de ce péché originel de la modernité où la technique occupe une position hégémonique,  rappelle que la science moderne est en son essence « technique », du fait qu’elle est devenue, avec Galilée et Kepler un « projet mathématique » de maîtrise de la nature. (Voir Alain Boutot, Heidegger, Paris, PUF, 1989.) Tout est, selon cette conception, un simple objet de l’impérialisme de la volonté humaine pour qui le monde n’est plus qu’un réservoir de moyens d’étendre sa domination. La raison humaine elle-même est devenue un instrument de cette volonté qui n’a plus pour finalité, comme chez Descartes et ses héritiers des Lumières, l’émancipation de l’humain et sa réalisation, mais la domination sans limite sur le monde. Hélas !, comme le remarqua par la suite Hannah Arendt, cette perception prémonitoire des méfaits de « l’arraisonnement » soumettant la raison et la science à « la volonté de volonté » de tout dominer, n’a pas permis à l’auteur de la critique la plus radicale de la technique, comme essence du projet prométhéen de « l’homme moderne », de voir dans le nazisme une extension à la gestion des affaires humaines de cette volonté de domination. Justifiant son adhésion au national-socialisme, il n’y a vu que « la rencontre entre la technique déterminée planétairement et l’homme moderne » en tant qu’elle est « la vérité interne et la grandeur de ce mouvement » qu’est le nazisme. (Introduction à la métaphysique, rédigée en 1936, édition Gallimard, 1980, p 202).

Sans passer de la critique du projet prométhéen de « l’homme moderne » au rejet de la démocratie et à la justification d’un système totalitaire comme le nazisme, d’autres penseurs ont pointé les dérives des progrès techniques mettant en danger les équilibres écologiques. Michel Serres  a lancé, dans ce sens, un appel pour un « contrat naturel » comme complément nécessaire du renouvellement du contrat social qu’exige la « coupure brutale» avec ce que nous avons vécu jusqu’ici, y compris sur le plan politique, faisant « que beaucoup de nos institutions se trouvent comme ces étoiles dont nous recevons la lumière et dont les astrophysiciens nous disent qu’elles sont mortes depuis bien longtemps ». (Le contrat naturel, Éditions F. Bourin, Paris, 1990) Il identifie l’origine de la conduite humaine à l’égard du monde ainsi : « Nous avons construit un monde où l’intelligence est la première des facultés, où la science et la technique nous tirent en avant et nous chutons, en produisant plus de misère, de famines, de maladies. » (Entretien avec Guy Rossi-Landi – Septembre 1993, Le Figaro.fr SCOPE) Pour rompre avec cette attitude, il appelle, dans la préface de l’édition 2018 de son livre, à « élever la Nature au rang de sujet de droit, bouclant ainsi une histoire longue et difficile … Sous peine de mort, il faut donc désormais renverser cette vieille coutume et considérer que nos politiques et notre droit vivent avec et dans le monde, par lui, pour lui et de lui.»

Mais, est-ce seulement le fait de la « condition de l’homme moderne » ? Ne sommes-nous pas devant une nouvelle étape de l’évolution des sociétés humaines fondées sur le postulat de l’anthropocentrisme ? Certes, dans les sociétés préindustrielles, les humains tirant leur subsistance, au jour le jour, de la cueillette, de la pêche ou de la chasse, puis de l’agriculture et des activités artisanales, n’avaient pas les moyens de consommer tout, jusqu’à l’environnement et la condition de leur existence, comme ils peuvent le faire de nos jours. Cependant, comme le rappelle Pascal Pic (« De l’hominisation au développement durable : d’un paradigme à l’autre », Communiqué de presse du 25 Janvier 2005, et synthèse du débat disponible sur : http://www.forum-events.com/debats/synthese-pascal-picq-90-41.html), cela ne date pas de Descartes, de Copernic ou de Kepler : « Nous avons découvert, en paléoanthropologie, que l’homme appartient à un groupe en voie de disparition en termes de biodiversité (…) Nous appartenons donc à un groupe en voie d’extinction, mais nous avons pu nous redéployer sur la Terre grâce à notre culture : le feu, les outils, les abris nous ont permis d’assurer notre survie grâce à l’innovation et à l’adaptation technologique. » Ce serait donc la peur de disparaître, face à des prédateurs plus forts que lui, qui a poussé l’humain à inventer des outils qui lui ont permis de devenir, au fil du temps, le plus grand prédateur. Un ethnobotaniste, enquêté par Stéphanie Chanvallon dans le cadre de sa recherche doctorale, insiste sur le rôle de la peur que ressent l’être humain face à la nature dans sa volonté de la dominer : « Je pense que la domination de la Nature a toujours existé. La domination de la Nature est liée à la peur que nous en avons. Quand on n’aura plus peur de la Nature, ça ira mieux. On reste avec un cerveau qui date du Paléolithique et nos représentations sont toujours les peurs de la Nature. » (Stéphanie Chanvallon, Anthropologie des relations de l’Homme à la Nature : la Nature vécue entre peur destructrice et communion intime, Université Rennes 2009)

En effet, selon Pascal Picq, c’est à l’époque du Néolithique, que l’entreprise de dominer le monde a pris un tournant décisif avec l’apparition de l’agriculture et de l’élevage qui sont des techniques visant à s’apprivoiser les végétaux et les animaux, et par là-même la nature. Outre la consommation et la production, Jean-Pierre Digard souligne les dimensions sociales, culturelles et idéologiques de cette domestication : « […] variant largement en fonction des ressources naturelles et culturelles disponibles ainsi que des contraintes écologiques et sociales, les techniques ainsi mises en œuvre ont toutes en commun d’être aussi des ‘‘moyens élémentaires d’action’’, selon les termes de Leroi-Gourhan. […] En produisant des animaux, on produit donc également de la domestication, c’est-à-dire du pouvoir de l’homme sur l’animal. La place que celui-ci occupe dans la vie de nombreuses sociétés se traduit en effet par tout un échafaudage d’usages et d’idées, qui va bien au-delà de ce qui serait nécessaire et suffisant pour satisfaire les besoins vitaux de l’animal. On est donc fondé à se demander si ce n’est pas aussi la recherche de la domestication en soi, et de l’image qu’elle renvoie d’un pouvoir sur la vie et les êtres, qui conduit l’homme à produire des animaux. » (Les Français et leurs animaux, Paris, Fayard, 1999, p.71 ; voir aussi son remarquable travail L’Homme et les animaux domestiques : anthropologie d’une passion, Paris, Fayard, « Le Temps des sciences » 1990).

Depuis la « révolution néolithique », toutes les sociétés qui se sont inscrites dans les évolutions qui n’en sont que le prolongement, n’ont fait que creuser « la distinction séculaire entre l’homme et la nature, distinction qui a eu l’erreur de libérer l’homme des terreurs et des peurs magiques mais qui est en train de provoquer la ruine de l’humanité et le désastre écologique », engendrant « les blessures de l’homme coupé de l’univers et […] les gémissements de la nature exploitée par l’homme », selon l’expression de Richard Bergeron. (R. Bergeron, « Pour une spiritualité du troisième millénaire », Religiologiques, N°20, automne 1999, p. 231-235, 237-246.)

La mondialisation de la civilisation industrielle et de l’économie capitaliste, rendues possibles par les découvertes maritimes du XVe siècle et de la Renaissance en Europe, notamment avec les conquêtes coloniales et les modèles de développement adoptés, de gré ou de force, par les différents pays de tous les continents, n’est que l’approfondissement de cette rupture entre les humains et la nature, et des blessures que cette rupture a engendrées. De nos jours, la tournure prise par le capitalisme avec la mondialisation du néolibéralisme, qui a enlevé aux Etats les moyens de peser sur les choix économiques et sur leurs impacts sociaux, culturels et environnementaux, n’est pas étrangère à la multiplication des catastrophes : réchauffement climatique, pollution, épuisement des ressources, surexploitation de la terre et de ses habitants, extinction des espèces, séismes, tsunamis, épidémies qui empruntent les chemins de la circulation des capitaux, des marchandises et des humains. Habib Ayeb a raison de se demander au sujet de la pandémie du Coronavirus : «  Et si la disparition des abeilles expliquait la naissance d’un certain nombre de virus et d’autres microbes plus ou moins dangereux ? Pourquoi s’interdirait-on de penser que l’usage intensif des produits chimiques dans l’agriculture, tels que les pesticides, les phytosanitaires, les engrais chimiques et autres antibiotiques massivement utilisés dans les élevages intensifs …, qui détruisent les conditions de vie des abeilles, ne produisent pas en même temps les conditions d’apparition de nouveaux virus. Le corona virus n’est-il pas l’un des nombreux ‘‘héritiers’’ possibles des abeilles ? »2)

DES EPIDEMIES DU CAPITALISME A CELLES DU NEOLIBERALISME 

Le biologiste américain Robert G. Wallace, dans une interview datée du 13 mars 20203, signale que le « Covid-19 n’est pas un incident isolé. L’augmentation de l’occurrence des virus est étroitement liée à la production alimentaire et à la rentabilité des sociétés multinationales. Quiconque cherche à comprendre pourquoi les virus deviennent plus dangereux doit étudier le modèle industriel de l’agriculture et, plus particulièrement, de l’élevage animal. » Dans cette interview, il pointe « l’accaparement des dernières forêts primaires et des terres agricoles détenues par les petits exploitants dans le monde » et les « investissements [qui] favorisent la déforestation et le développement, ce qui entraîne l’apparition de maladies. La diversité et la complexité fonctionnelles que représentent ces immenses étendues de terre sont rationalisées de telle sorte que des agents pathogènes auparavant enfermés se répandent dans le bétail local et les communautés humaines. » Il ajoute : « À l’heure actuelle, la planète Terre est en grande partie une ferme planétaire, tant en termes de biomasse que de terres cultivées. L’agrobusiness vise à s’accaparer le marché alimentaire. La quasi-totalité du projet néolibéral est organisée autour du soutien aux efforts des entreprises basées dans les pays industrialisés les plus avancés pour voler les terres et les ressources des pays les plus pauvres. En conséquence, nombre de nouveaux agents pathogènes, jusqu’alors tenus en échec par des écologies forestières en évolution constante, sont désormais libres, et menacent le monde entier ». Les effets de ce phénomène n’ont plus de frontières : « Même les populations les plus éloignées géographiquement finissent par être touchées, fut-ce de manière distale. Les virus Ebola et Zika, le coronavirus, la fièvre jaune, diverses formes de grippe aviaire et la peste porcine africaine chez les porcs comptent parmi les nombreux agents pathogènes qui quittent les arrière-pays les plus reculés pour se diriger vers les boucles périurbaines, les capitales régionales et, finalement, vers le réseau mondial de transport. On passe de chauves-souris frugivores du Congo à la mort de bronzeurs de Miami en quelques semaines. » Voilà ce qui explique comment la nouvelle épidémie, Covid-19, partie de Wuhan est devenue en quelques semaines une pandémie planétaire. Analysant comment le marché de Wuhan dont est partie la nouvelle épidémie offre des produits provenant de la production agro-économique industrielle et de la forêt qui en constitue l’arrière-plan : des fruits et des légumes, du bœuf, du porc et de l’agneau, des poulets, des crabes et des poissons vivants dans leurs aquariums, et autres produits issus de la production industrielle en expansion depuis les réformes de Teng Siao Ping, d’une part ; des tortues, des serpents, des cigales, des cochons d’Inde, des chauves-souris, des rats des bambous, des blaireaux, des civettes palmistes, des hérissons, des loutres, des louveteaux et d’autres bestiaux vendus vivants et issus de la forêt, d’autre part.

Cette double offre du marché de Wuhan illustre le schéma relatif à la double origine des épidémies récentes que Robert G . Wallace développe dans son livre de, Big Farms Make Big Flu : Dispatches on Infectious Disease, Agribusiness, and the Nature of Science, (Monthly Review Press, 2016). En effet, son analyse distingue deux catégories d’épidémies ; celles qui trouvent leur origine au cœur de la production agro-économique, et celles qui proviennent de l’arrière-pays de cette production que constituent les forêts. A travers l’exemple du H5N1, la grippe aviaire, il met en évidence les facteurs socio-géographiques qui favorisent l’apparition et la propagation des virus : développement, dans les pays pauvres d’unités d’agro-industrie, sans aucune réglementation, collées aux quartiers et aux bidonvilles périurbains ; diffusion des virus dont l’apparition est liée à ces unités, dans les zones vulnérables avec augmentation de la variation génétique permettant au H5N1 de développer des caractéristiques spécifiques à l’humain ; propagation mondiale du virus (H5N1) avec une rapide évolution en contact avec la variété de plus en plus grande des environnements socio-écologiques en rapport avec les modes d’élevage de la volaille et des mesures concernant la santé.[Robert G. Wallace, Big Farms Make Big Flu, op.cit, p.52 ] Les circuits de la circulation mondiale des marchandises et des migrations régulières de la main-d’œuvre permettent aux virus de muter rapidement donnant lieu à des variantes dont les plus adaptées surpassent les autres.

Ainsi, la circulation améliore la résilience des virus. Des souches virales au départ isolées et inoffensives se retrouvent, du fait de cette circulation, dans des environnements hyperconcurrentiels qui favorisent la rapidité de leur cycle de vie, la capacité de saut zoonotique entre les espèces porteuses et d’évolution rapide de nouveaux vecteurs de transmission. R. G.Wallace signale « l’absence de souches endémiques hautement pathogènes [de la grippe] dans les populations d’oiseaux sauvages, le réservoir ultime de presque tous les sous-types de grippe » [Robert G. Wallace, op.cit, p.56], contrairement à ce qu’on observe chez les populations domestiques rassemblées dans les fermes industrielles perdant, du fait de « la culture de monocultures génétiques », les pare-feux immunitaires capables de ralentir la transmission. En effet, les populations plus nombreuses et plus denses, favorisent la transmission rapide des virus ; la promiscuité diminue la réponse immunitaire et le haut débit de la production industrielle assure l’approvisionnement continu en sujets sensibles dont dépend l’évolution de la virulence [Ibid. pp. 56-57]: « Dès que les animaux industriels atteignent le bon volume, ils sont tués. Les infections grippales résidentes doivent atteindre rapidement leur seuil de transmission chez un animal donné […] Plus les virus sont produits rapidement, plus les dommages causés à l’animal sont importants » [ibid. p.57]. Les abattages massifs destinés à éliminer les foyers de l’épidémie – solution adoptée suite à la peste porcine africaine entraînant la perte de près d’un quart de l’approvisionnement mondial en viande de porc – peuvent, paradoxalement, contribuer à induire l’évolution de souches hyper-virulentes.

Ces épidémies se sont historiquement produites chez des espèces domestiquées, suite à des périodes de guerre ou de catastrophes environnementales ; cependant, il est indéniable que la production capitaliste a contribué à la montée de l’intensité et de la virulence de ces maladies. Cette thèse défendue par Robert G. Wallace, est illustrée par divers exemples rappelés dans son livre précité.

Le premier exemple est celui de l’apparition, au XVIIIe siècle, du capitalisme dans les campagnes anglaises, avec l’introduction des monocultures de bétail. En rapport avec le développement de ce type de production agricole, trois pandémies différentes se sont produites en Angleterre au XVIIIe siècle : de 1709 à 1720, de 1742 à 1760 et de 1768 à 1786. L’origine de chacune d’entre elles était l’importation du continent de bétail infecté par les pandémies précapitalistes. Du fait de la concentration du bétail, en rapport avec l’introduction de la production capitaliste, l’importation du continent du bétail infecté a eu des effets plus dévastateurs qu’ailleurs, notamment dans les grandes laiteries de Londres qui offraient un environnement idéal pour l’intensification du virus. Les foyers de l’épidémie ont été circonscrits grâce à un abattage sélectif précoce, à petite échelle, et au recours à des traitements médicaux et scientifiques modernes ; les nouveaux vaccins, bien qu’arrivant trop tard, ont contribué, ensuite, à remédier aux dégâts consécutifs à la dévastation. Cependant, les pandémies du bétail en Angleterre, ont eu des effets plus dévastateurs à la périphérie de l’économie capitaliste.

Le deuxième exemple que rappelle Robert G. Wallace, est celui de la peste bovine qui a vu le jour en Europe, en rapport avec la croissance de l’agriculture à grande échelle, et qui a été exportée en Afrique dans les années 1890, du fait des guerres coloniales opposant les puissances industrielles qui se disputaient la domination de ce continent. La maladie s’est propagée dans la population bovine locale emportant 80 à 90 % de tout le cheptel, et provoquant une famine sans précédent dans les sociétés pastorales de l’Afrique subsaharienne. Cette dévastation a eu des conséquences fatales pour la savane devenue, avec l’envahissement des épineux, un milieu favorable à l’expansion de la mouche tsé-tsé dont l’une des conséquences a été la limitation de l’accès du bétail aux pâturages et du repeuplement de la région après la famine, pendant que se poursuivait l’expansion de la colonisation européenne.

Le troisième exemple est celui de la grippe espagnole, l’une des premières épidémies de grippe H1N1. Après des doutes quant à son origine, l’hypothèse qui a la faveur de Robert G. Wallace suppose qu’elle provient de porcs ou de volailles domestiqués, du Kansas. L’époque et le lieu militent en faveur de cette hypothèse. Dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale (1914-1918), l’agriculture américaine a connu la généralisation d’une production industrielle fortement mécanisée. Cette évolution s’est étendue dans les années 1920, avec le recours massif aux technologies (dont la moissonneuse-batteuse) entrainant une monopolisation progressive et un désastre écologique à l’origine de la crise du Dust Bowl et des grandes migrations qui en ont résulté. On en n’était pas encore aux grandes concentrations du bétail, mais la production intensive qui avait déjà créé des épidémies de bétail dans toute l’Europe, était déjà la norme aux Etats-Unis d’où serait partie, selon cette hypothèse, la grippe espagnole. La propagation rapide de la grippe était due au commerce mondial et à la Grande Guerre dont les protagonistes étaient principalement les empires coloniaux. Le taux de mortalité élevé de cette épidémie, peut s’expliquer par des facteurs sociaux comme la malnutrition, la surpopulation urbaine et les conditions de vie généralement insalubres dans les zones touchées. [Voir Brundage JF, Shanks GD, « What really happened during the 1918 influenza pandemic ? The importance of bacterial secondary infections » (L’importance des infections bactériennes secondaires), The Journal of Infectious Diseases, Volume 196, numéro 11, décembre 2007. pp. 1717-1718, la réponse de Robert G. Wallace suit dans les pp. 1718-1719 ; voir aussi Morens DM, Fauci AS, « The 1918 influenza pandemic : Insights for the 21st century », dans The Journal of Infectious Diseases, Volume 195, numéro 7, avril 2007, pp 1018-1028].

Ainsi, précise Robert G. Wallace, les épizooties en Angleterre du XVIIIe siècle ont été le premier cas de peste bovine de type nettement capitaliste, l’épidémie de la peste bovine de l’Afrique des années 1890, fut importée de l’Europe capitaliste par les conquêtes coloniales, et la grippe espagnole était la première épidémie, également liée au capitalisme, avec des conséquences désastreuses pour la classe ouvrière et les populations appauvries.

L’épidémie de coronavirus n’a rien de spécifiquement chinois. Les raisons pour lesquelles tant d’épidémies semblent survenir de nos jours en Chine n’ont rien de culturel, comme veulent le faire croire les explications sinophobes. Elles relèvent de la géographie économique. La Chine aujourd’hui est dans la même situation que connaissaient les États-Unis et l’Europe quand ils étaient « les plaques tournantes de la production mondiale et de l’emploi industriel de masse.» [Voir l’article « Contagion sociale. Guerre de classe microbiologique en Chine » qui m’a fait découvrir les travaux de Robert G. Wallace, Revue Chuang4). Les épidémies décimant le cheptel dans les campagnes ont de graves conséquences dans les villes en raison des défaillances sanitaires et des politiques qui n’ont pas prévu la généralisation de la contamination, et qui ont aggravé la précarité des conditions de vie des laissés pour compte du capitalisme sauvage. La seule différence par rapport aux siècles passés, c’est que nous vivons à l’ère de la mondialisation du néolibéralisme qui donne libre cours aux lois du marché, enlève aux États les moyens de réguler ces lois pour en atténuer les ravages, permet la libre circulation des capitaux, des marchandises, multiplie les foyers de tensions et de conflits ayant pour enjeux la mainmise sur les ressources énergétiques et minérales, et n’arrive pas à endiguer les flux migratoires et l’expansion des épidémies qui empruntent les mêmes voies que les capitaux, les marchandises et les humains.

GESTION DE LA CRISE PAR LA CHINE, LES ETATS-UNIS, L’EUROPE ET LE RESTE DU MONDE

La crise sanitaire consécutive à la pandémie Covid-19 a montré les failles des politiques sanitaires, failles plus ou moins importantes selon l’impact du néolibéralisme sur les systèmes en place en Chine, aux États-Unis, dans les pays européens et dans le reste du monde.

La Chine, d’où est partie la pandémie, a commencé par vouloir faire le silence sur les premières alertes, dès la fin du mois de décembre 2019, sur une nouvelle épidémie. Li Wenliang, ophtalmologue à l’hôpital central de Wuhan, alerte ses collègues, au sujet de sa découverte d’une mystérieuse maladie de la même famille que le SRAS qui avait fait 349 morts en Chine de 2002 à 2003. Le 1er janvier, la police de Wuhan l’interpelle avec sept de ses collègues. Il fut obligé de signer un procès-verbal reconnaissant qu’« il perturbe l’ordre social »5. Relâché dans les jours suivant son interpellation, Li Wenliang retourne travailler à l’hôpital, contracte le virus et en meurt le 7 février 2020. Après les premières réactions de déni et de volonté d’étouffer l’affaire par la répression, soulevant l’indignation de la population qui s’est solidarisée avec Li Wenliang devenu un héros national, notamment après son décès, les autorités chinoises ont très vite reconnu l’épidémie et pris des mesures énergiques pour en contenir l’expansion dans le pays, avec une transparence inhabituelle qui leur a valu les félicitations de l’OMS. On peut légitimement douter de la réalité de cette transparence, aussi bien pour le nombre de décès et de contaminations dans la population chinoise qui serait plus élevé que ce qui est annoncé. Cependant, il est difficile de ne pas reconnaître l’efficacité de la gestion de la crise par les autorités chinoises, surtout au regard des défaillances de tous les autres pays de la planète, à l’exclusion de la Corée du Sud. Cette gestion, a commencé par le confinement total de la population de Wuhan et de deux autres villes, Huanggang et Ezhou, puis de toute la province de Hubei, soit 56 millions de personnes. Ces mesures de mise en quarantaine ont été accompagnées par l’interdiction du trafic aérien, ferroviaire, routier dans et entre les villes de la province, et entre la province et le reste du pays, avec obligation du port des masques, distribués gratuitement, dans les lieux publics sous peine d’amende. De même, tous les lieux publics de divertissement (cinémas, salles de spectacles, cafés, restaurants, etc.) ont été fermés. En plus des hôpitaux déjà existants, des hôpitaux de campagne (comme l’Hôpital de Huoshenshan, d’une superficie de 2500 m2 et une capacité d’accueil de 1000 malades) ont été très rapidement construits et placés sous l’autorité de l’armée, pour accueillir et soigner gratuitement des centaines de personnes. Des mesures moins draconiennes ont été prises localement dans des villes et des bourgades d’autres régions. Les célébrations du Nouvel an chinois ont été annulées dans la province de Hubei, mais aussi à Pékin où la Cité interdite a été fermée, à Shangaï où le parc Disneyland a été interdit d’accès, à Hong Kong où des camps de vacances ont été transformés en zones de quarantaine et où des parcs ont fait l’objet des mêmes mesures. Sur tout le territoire de la Chine, les écoles ont été fermées jusqu’au 20 avril.

Ces mesures draconiennes ont été généralement bien accueillies et parfois réclamées par la population elle-même. Les critiques qui n’ont pas manqué concernent les politiques qui ont été à l’origine de la pandémie, les premières réactions niant ou minimisant l’épidémie et les mesures prises à l’encontre des médecins qui avaient lancé l’alerte. Cependant, rares sont ceux qui osent nier l’efficacité et les résultats de la gestion chinoise de l’épidémie et de la crise sanitaire qui s’en est suivie.

Tout près de la Chine, la Corée du Sud a été l’un des premiers pays touchés par la pandémie. Les premiers cas confirmés concernent des personnes revenant de Wuhan. Comme en France, une cérémonie religieuse de l’Église Shincheonji de Jésus réunissant, le 18 février 2020, quelque mille personnes, a contribué à l’expansion de l’épidémie. La gestion de la pandémie en Corée du Sud est citée comme un autre modèle de lutte efficace contre le fléau, combinant communication transparente, responsabilisation de la population, dépistage massif avec 20 000 tests par jour et traçage complet du parcours et des contacts de toutes les personnes positives afin de repérer rapidement les foyers de contamination, sans confinement. Ces mesures ont permis la limitation de la contamination qui n’a pas dépassé les 9 000 cas, bien en-dessous des dizaines de milliers de cas enregistrés en Italie, en Iran, en Espagne, en  France et aux États-Unis. De nombreux pays, dont l’Allemagne, se sont inspirés de l’expérience de la Corée du Sud qui n’a pas enregistré un nombre élevé de décès liés au Coronavirus.

Tous les autres pays touchés par la pandémie, des plus pauvres aux plus riches, ont montré des difficultés à gérer la crise sanitaire et à prendre les mesures nécessaires pour limiter la propagation du virus. C’est notamment le cas des États-Unis d’Amérique, devenus rapidement le principal foyer de la pandémie, dépassant en quelques jours l’Espagne, l’Italie et la Chine, avec des risques d’aggravation en raison de l’absence de couverture sociale et sanitaire pour des millions de personnes auxquelles se sont ajoutés, en une semaine, plus de trois millions de nouveaux chômeurs sans droits ni protection. Le président des États-Unis et son gouvernement se sont comportés, au départ, à l’égard de la pandémie avec la même légèreté, la même arrogance et les mêmes réflexes xénophobes qui caractérisent leur attitude à l’égard du réchauffement climatique, du recours au gaz de schiste, des problèmes sociaux, des crises financières, des guerres qu’ils déclarent de façon unilatérale ou qu’ils poussent les autres à déclarer, des embargos qu’ils imposent à des pays comme l’Iran ou la Syrie, du terrorisme dont ils tirent les ficelles pour lui déclarer la guerre sans en assumer les conséquences, des impacts humanitaires résultant de leurs politiques agressives partout dans le monde, etc. Ils n’ont adopté ni l’option des tests massifs, ni celle du confinement généralisé, ni pris à bras le corps les conséquences de l’expansion de la pandémie. Les gouverneurs des différents États de la fédération ont adopté, chacun selon ses moyens et son idéologie, des solutions souvent différentes les unes des autres. Pendant que la crise sanitaire s’aggravait, la vente des armes a progressé de 40% et Trump continuait à gesticuler en accusant la Chine d’avoir créé le virus pour nuire à l’économie américaine et en dénigrant l’Europe et les autres pays qui n’auraient pas pris des mesures pour se protéger contre « le péril jaune » et qui auraient été à l’origine de l’introduction du virus aux États-Unis, comme si les échanges de toutes sortes entre la Chine et l’Amérique étaient moins importants que ceux de l’Europe et des autres continents avec leur concurrent chinois. Il a fallu plus d’une semaine après l’installation des États-Unis en tête des pays touchés par la pandémie (avec 200 000 cas et plus de 4500 décès au premier avril 2020), avec des conséquences économiques et sociales désastreuses, pour que Trump prenne conscience de la gravité de la situation et annonce, le premier avril 2020, aux Américains des semaines très difficiles.

Sans adopter l’attitude arrogante et irresponsable des États-Unis, les dirigeants du Canada et de tous les pays européens ont montré les mêmes défaillances au niveau des réponses à la crise sanitaire engendrée par la pandémie : difficultés à réagir rapidement et à imposer le confinement immédiat à la population des foyers où la pandémie s’est déclarée, pénuries des tests, des thermomètres et des produits nécessaires pour protéger la population, manque de places et de moyens d’assistance respiratoires pour soigner les personnes atteintes, etc. Il a fallu que la propagation du virus prenne une ampleur inquiétante pour que des mesures, encore en deçà de ce qui est nécessaire pour contenir le danger avant de l’endiguer et de l’éradiquer, soient prises. L’incohérence des discours officiels a contribué à alimenter les polémiques stériles, les rumeurs, la panique et les réactions xénophobes, contre les Chinois, les Italiens, les réfugiés, les migrants, qui seraient à l’origine de l’importation du virus, etc.

Aux défaillances de la gestion interne de la crise, s’ajoute le manque flagrant de solidarité avec les pays touchés en premier lieu par la pandémie. Seuls quelques pays, dont la France qui en sera récompensée, ont apporté leur aide à la Chine. Là aussi, le Président et le gouvernement des États-Unis ont brillé par le cynisme : Ils ont décidé de façon unilatérale de fermer leur pays aux vols en provenance de l’Europe, à l’exception du Royaume Uni qui n’a pas tardé à faire l’objet des mêmes mesures. En outre, Donald Trump n’a eu aucune gêne à déclarer que les équipes scientifiques de son pays sont à pied d’œuvre pour trouver un médicament … pour les seuls Américains ! On est passé des « Américains d’abord » au « seulement les Américains ». Il est même allé jusqu’à essayer de débaucher des chercheurs allemands et européens pour les faire travailler à produire le médicament et le vaccin, exclusivement pour les Américains ; ce qui a mis en rage la chancelière allemande, Angela Merkel. Comme le rappelle Habib Ayeb dans son article précité, l’Allemagne et la France « se sont accordées pour limiter les exportations d’équipements médicaux, empêchant ainsi d’autres pays de s’en procurer ». L’absence de solidarité entre les pays européens, notamment à l’égard de l’Italie et de l’Espagne, mais aussi de la Serbie, sans parler des autres pays, a été vécue comme un coup dur par les Italiens. Chaque pays a choisi de faire face à sa propre situation sans penser aux autres, montrant par-là les limites de la solidarité européenne, y compris au sein de la CEE. Là aussi, la solidarité manifestée par les pays se vantant de leur démocratie libérale et de leur respect des droits humains, au nom desquels ils s’ingèrent dans les affaires d’autres pays, était en deçà de celle que la Chine, mais aussi Cuba, avec des moyens plus modestes, puis la Russie, ont apporté à l’Italie. La Chine a donné l’exemple en matière de solidarité internationale. Après l’Italie, elle a volé au secours de nombreux autres pays en Europe, dont la France et la Serbie, en Afrique (dont la Tunisie), et en Asie. Certains disent, à raison, que c’est une solidarité intéressée. Outre le fait qu’aucun pays n’a jamais apporté une aide désintéressée à quelque pays que ce soit, se montrer solidaire des pays confrontés à une telle catastrophe, même si c’est intéressé, reste beaucoup mieux que l’indifférence ou l’égoïsme cynique affiché par le Président et le gouvernement des États-Unis qui sont allées jusqu’à envoyer leurs commerciaux, le 2 avril 2020, à l’aéroport de Shanghai pour détourner un lot de masques destinés à d’autres pays en offrant le triple de son prix.

Qu’il s’agisse de la gestion interne de la crise ou des relations internationales, il est incontestable que la Chine, malgré son régime non démocratique et non respectueux des droits humains, et malgré les soupçons légitimes quant au nombre de décès et de personnes infectées, a montré une attitude plus responsable, plus efficace, et plus solidaire que les pays européens et nord-américains dont le PIB par habitant est des plus élevés, et qui se targuent de leur respect des droits humains et des valeurs démocratiques. Est-ce à dire que la dictature, les systèmes autoritaires et les formes anciennes et nouvelles de gouvernements despotiques sont mieux à même de faire face à ce genre de crises que la démocratie ? Est-ce que la liberté individuelle qui est à la base de la démocratie veut dire le droit de ne pas respecter les contraintes qu’imposent la sécurité sanitaire telles que le confinement et les mesures qui limitent la liberté de circulation et de contacts avec les autres comme on l’a avancé pour justifier les hésitations des pays démocratiques à adopter ces mesures ? L’humanité n’a-t-elle le choix qu’entre la dictature ou les systèmes autoritaires despotiques, anciens et nouveaux, non respectueux des droits humains et des libertés, d’un côté, et, de l’autre, la démocratie incapable de gérer les crises et d’obtenir de la population l’adhésion aux politiques nécessaires à la préservation de la sécurité de tous et du vivre ensemble ?

L’APRÈS CORONA : « PRINTEMPS DES NATIONALISMES » ?

Contre les ravages de la mondialisation néolibérale, depuis les années 1980, les réflexes identitaires de toutes sortes – nationalistes, religieux, ethniques, tribaux ou autres -, sans remettre en question le néolibéralisme comme système économique, ont favorisé le développement de différentes expressions de la révolution conservatrice. En effet, depuis l’élection de Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980, la révolution conservatrice et le néolibéralisme vont de pair. La crise du Corona n’a pas manqué de susciter des réactions dans ce sens, comme l’illustre bien un article publié par le site du Centre Egyptien d’Etudes Stratégiques (Egyptian Center for Strategic Studies), le 24 mars 2020, avant que l’arrivée de la pandémie aux États-Unis ne soit prise au sérieux. L’auteur de l’article, Iheb Omar, perçoit dans la crise consécutive à la pandémie du Corona, les signes annonciateurs d’un nouveau paysage politique international qu’il identifie comme suit : « Printemps des nationalismes, automne de l’Union Européenne, faillite de la mondialisation chinoise et éclipse du néolibéralisme »6. A la lecture de l’article, on se rend compte que le « printemps des nationalismes » pronostiqué a pour modèle les politiques de Trump, présenté comme un opposant à la mondialisation et au néolibéralisme, et de Poutine, ainsi que les mouvements d’extrême droite et les autres expressions de la révolution conservatrice. Dans ce sens il affirme que « l’un des premiers traits de l’après Corona est la colère des peuples européens contre l’Union Européenne », en donnant comme exemple les protestations de l’Italie et de l’ultra nationaliste président serbe, Aleksandar Vucic7. Il pronostique de nouvelles victoires pour la droite nationaliste dans les prochaines élections en Italie et dans les autres pays européens, et voit dans l’aide apportée par la Russie, qu’il surestime par rapport à celle de la Chine, à l’Italie et aux pays dirigés par des partis ou des coalitions nationalistes de droite, une base pour que ces pays se rapprochent encore plus de la puissance russe dont l’influence irait en augmentant. Par ailleurs, il annonce, à côté de la stabilisation des droites nationalistes en Autriche, en Italie et en Grèce, l’élimination d’Angela Merkel et des autres dirigeants européens de la droite traditionnelle, mais aussi des Verts, des socio-démocrates au Portugal et en Espagne et des mouvements de gauche dans toute l’Europe. C’est sur la base de cette vision que « l’automne de l’Union Européenne » devrait ainsi se traduire par un « printemps des nationalismes ». Ceci est clair quand il dit : « Le courant nationaliste en général, et la droite nationaliste en particulier, seront les grands gagnants de la crise du Corona dans le cadre de la lutte entre les idéologies  et le courant libéral et ses alliés que sont les conservateurs traditionnels, les socialistes et les Verts en Occident ; le marathon en vue de la direction du système capitaliste mondial (ou global) est sur le point d’atteindre un point décisif annonçant la chute d’un grand nombre de forces traditionnelles pour donner le pouvoir dans les pays dirigés par ces forces au courant nationaliste.».

Il ne s’agit pas d’une analyse, mais plutôt d’un plaidoyer en faveur du projet des expressions nationalistes de la révolution conservatrice, qui ne cherchent pas à remettre en cause le capitalisme et le néolibéralisme, mais veulent seulement le diriger. Ce positionnement idéologique est confirmé par la vision qu’il donne de la politique américaine menée sous la direction de Donald Trump. Cette politique est présentée comme la volonté de « soustraire l’économie américaine à la domination de la Chine », par la « diminution des importations » en provenance de ce pays, par la « promotion d’une pensée économique nationale comme alternative à l’économie néolibérale », par la « défense du marché national au lieu du marché libre ». Ces orientations sont saluées comme la clef de la « réussite économique de Trum »  : « baisse du chômage et des impôts, croissance de la production », etc. Elles seraient une libération de la « mondialisation américaine » de la « domination chinoise ». La situation en Chine est présentée comme celle d’un déclin inévitable avec une croissance en panne avant que le corona ne lui fasse perdre 18% de son « efficacité économique ». Au même moment, l’Amérique de Trump « récolte les dividendes de sa politique » visant à « limer les griffes » du « dragon chinois » qu’elle aurait réussi à « mettre à genoux ». La baisse du taux de crédit à 0%, qui fait perdre aux créanciers des Etats-Unis – dont la Chine, la Russie et les pays du Golfe – est saluée comme une mesure qui fait « gagner à l’économie américaine 40 milliards de dollars par an ». Mais cela était sans compter avec les effets de la pandémie, survenus depuis. Ces effets ont révélé les fragilités de l’économie et des solidarités sociales aux Etats-Unis, comme déjà rappelé. Aucun mot sur l’arrogance, le cynisme et l’égoïsme des Etats-Unis au niveau international ! Rien au sujet de la solidarité de la Chine, et de Cuba, à l’égard des pays touchés par la pandémie, ou du Portugal qui a régularisé ses immigrés pour mieux les protéger contre la propagation virus ! Seuls les Etats et les courants à orientations nationalistes ont droit à la bienveillance de ce plaidoyer en faveur des expressions nationalistes de la révolution conservatrice.

QUELLE ALTERNATIVE AU NEOLIBERALISME : RÉVOLUTION CONSERVATRICE OU DEMOCRATIE SOCIALE ?

Nous avons vu le rôle du capitalisme sauvage et de la mondialisation du néolibéralisme dans la production des épidémies et des pandémies, y compris en Chine depuis son ouverture au libéralisme économique avec et après les réformes de Teng Siao Ping. Nous avons également vu les différences entre la gestion chinoise et celles des pays qui se réclament de la démocratie libérale en Europe et en Amérique du Nord, avant d’aborder la vision qui prophétise un avenir en termes de « printemps des nationalismes », à travers la montée des expressions nationalistes de la révolution conservatrice. Il s’agit de voir, dans ce dernier point, s’il n’y a pas d’autres alternatives au modèle chinois et au néolibéralisme que la révolution conservatrice dans ses expressions nationalistes ou dans d’autres expressions identitaires, religieuses, ethniques, tribales, ou autres.

Avant de répondre à ces questions, il convient de rappeler que la Chine, avec son système combinant dictature, sous la direction du Parti communiste, et libéralisme économique, est devenue l’un des foyers de production chronique d’épidémies pour les raisons déjà rappelées : des unités de production agricole industrielle de type capitaliste à proximité des quartiers où vivent, dans des conditions précaires, les populations appauvries par ce capitalisme sauvage, au détriment de l’économie traditionnelle, de l’environnement et des équilibres écologiques qui empêchaient la prolifération des virus. Ajoutons à cela que ce libéralisme s’est traduit par le recul des politiques sociales héritées du régime communiste, notamment dans le domaine de la santé, même si l’Etat a gardé un rôle dans la définition et la mise en œuvre des politiques économiques et sociales8 ; c’est ce rôle qui lui a permis de mieux gérer la crise que les autres et non la supériorité de sa dictature par rapport à la démocratie. Précisons aussi que les problèmes rencontrés en Europe et en Amérique du Nord ne sont pas inhérents à la gouvernance démocratique ou au souci de respecter les libertés et les droits humains, mais aux coups portés par les politiques néolibérales à la démocratie : Les gouvernements élus démocratiquement sont sans pouvoir devant les clercs du néolibéralisme qui orientent les politiques des institutions financières à tous les niveaux et imposent leurs choix à ces gouvernants en utilisant « la main droite de l’Etat » pour casser sa « main gauche », selon les termes de Bourdieu9, ou, du moins, pour l’empêcher de garantir les solidarités indispensables au maintien du lien social et au vivre ensemble. Les attaques menées par les politiques néolibérales pour démanteler les services publics et mettre fin à l’Etat providence depuis les années 1980, aussi bien en Amérique du Nord et en Europe, que dans les pays soumis au diktat du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale, sous couvert de « politiques de réajustement structurel » et d’ouverture à la concurrence internationale et à la mondialisation néolibérale, ne sont pas étrangères aux défaillances que la crise du Corona a révélées au grand jour. Ce n’est donc pas la démocratie qui a failli mais son affaiblissement par le néolibéralisme qui l’a amputée de sa nécessaire dimension sociale et qui a enlevé aux Etats les moyens de peser sur les lois de marché et d’orienter l’économie vers la prise en compte des droits socio-économiques et culturels de la population, par la promotion des services publics dans les domaines de la santé, du logement social, de l’enseignement, du transport et dans tous les domaines nécessaires à un vivre ensemble fondé sur l’égalité citoyenne. Plus l’Etat se désengage de son rôle social, moins il a de légitimité à demander à la population d’adhérer à ses politiques et de respecter les mesures qu’il prend, même lorsqu’elles sont destinées à les préserver contre une pandémie. C’est ce que semble avoir compris, enfin !, Emmanuel Macron, qui après avoir infligé à la France, avec un entêtement dépassant celui de ses prédécesseurs, des politiques néolibérales visant le démantèlement et la privatisation des services publics, s’est rappelé les vertus de l’Etat providence. En effet, dans son premier discours en réaction à la propagation de la pandémie, il a parlé de la nécessité de restaurer l’Etat Providence dont il a reconnu le rôle indispensable pour garantir la sécurité sanitaire et pour promouvoir les services publics dont la société ne peut se passer. Son ministre de l’économie, Bruno Lemaire, a même évoqué la possibilité de nationaliser les entreprises dont le rôle est vital pour sauver l’économie et les emplois, à l’instar de ce qui a été fait au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Est-ce un aveu de l’échec des politiques néolibérales défendues jusqu’ici ? Ou s’agit-il de déclarations de circonstance qui, comme les promesses électorales, « n’engagent que ceux qui y croient » ? Tout dépend des combats qui seront engagés pour éviter le retour aux politiques qui sont à l’origine de la pandémie, de la crise sanitaire et des défaillances révélées par sa gestion.

Le choix n’est donc pas entre un néolibéralisme débridé enlevant à l’Etat démocratique les moyens de peser sur les orientations économiques et d’assurer la justice sociale, et une dictature mariée au libéralisme économique, comme en Chine, ou à différentes expressions de la révolution conservatrice, qu’elles soient nationalistes, religieuses, tribales, ethniques, etc.  Le véritable choix pour les peuples aspirant à un monde plus libre, plus juste et plus solidaire, doit aller dans le sens de la construction d’une démocratie sociale conciliant les principes de liberté, d’égalité et de solidarité, au sein de chaque société et au niveau des relations internationales. Cela passe partout par le renouvellement du contrat social en faisant de l’humain la finalité et la mesure de tout.

Il passe aussi, et en conséquence, par la réconciliation de l’humain avec la nature et l’environnement qu’il faut préserver pour léguer aux générations futures un monde où elles pourront vivre en harmonie sans s’exposer à de nouvelles catastrophes. Le contrat naturel auquel a appelé Michel Serres depuis 1990, comme complément nécessaire au renouvellement du contrat social usé par les politiques néolibérales, est plus que jamais d’actualité, pour mettre fin aux « blessures de l’homme coupé de l’univers » et aux « gémissements de la nature exploitée par l’homme », selon l’expression de Richard Bergeron rappelée plus haut.

Sainte Consorce, le 2 avril 2020

Notes :

1 Professeur honoraire de l’Université Lyon2, Président du Haut-Conseil de Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies chercheur associé de plusieurs laboratoires et centres de recherches dont, l’ISERL à Lyon, et Dirasset Maghrébines et l’IRMC à Tunis, auteur de : De l’islam d’hier et d’aujourd’hui, Nirvana Editions et Presses de l’Université de Montréal, 2019, Pour en finir avec l’exception islamique, Éditions Nirvana, Tunis 2017, Al-‘almana wa’l-‘almâniyya fî’l-fadhâ’ât al-islâmiyya (Sécularisation et laïcité dans les espaces musulmans), Dâr al-Tanweer, Beyrouth2017,  Religion et démocratisation en Méditerranée, Éditions Riveneuve, Paris 2015/ Nirvana, Tunis 2016, Le politique et le religieux dans le champ islamique, Fayard, Paris 2005, Islamisme, Laïcité et droits humains, Amal Éditions, Tunis, 2012 (l’Hamattan, Paris, 1992),  Les voies de l’islam, approche laïque des faits islamiques, Le Cerf, Besançon/Paris, 1996,  et d’un livre autobiographique : Prison et liberté, Mots Passants, Tunis, 2015, Nirvana, 2019.

2 Habib Ayeb, « La pandémie Covid-19 : Crise sanitaire ou revanche de la terre ? », https://osae-marsad.org/2020/03/26/la-pandemie-covid-19-crise-sanitaire-ou-revanche-de-la-terre/?

5 Article de Frédéric Lemaître et Simon Leplâtre, dans le journal Le monde en ligne du 06/02/2020 : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/06/emotion-a-l-annonce-de-la-mort-du-docteur-li-wenliang-lanceur-d-alerte-du-coronavirus_6028699_3210.html

7 L’un des dirigeants du Parti Radical Serbe, Aleksandar Vucic qualifie dans Slobodan Milošević, de « grand Serbe » et n’hésita à déclarer en 1995, au lendemain du massacre de Srebrenica coûtant la vie à 8000 musulmans :« Si vous tuez un Serbe, nous allons (tuer) cent musulmans ». ( Voir : « Aleksandar Vucic, faucon ultranationaliste converti en ami de l’UE », RTBF Info ; voir aussi Julia Druelle, « Vucic, l’homme qui veut la Serbie en Europe »Le Figaro, samedi 23 / dimanche 24 avril 2016, page 7).

8 Voir à ce propos l’article précité : «  Contagion sociale. Guerre de classe microbiologique en Chine »

9 Pierre Bourdieu, Contre-feux, , Raison d’agir, Paris, 1998

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